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   Pour bien comprendre la doctrine aristotélicienne du plaisir, il convient d’avoir une idée de son éthique.

   D’abord soulignons qu’il y a débat sur la question de savoir quel est le nom de la science ayant pour objet la fin suprême de la conduite humaine. On l’appelle d’ordinaire l’éthique et de fait les ouvrages où Aristote s’explique sur ce qu’il en est du souverain bien se nomment des éthiques. Pourtant dans le livre I de l’Ethique à Nicomaque, le philosophe écrit qu’une « telle science est manifestement la Politique » (1094 a, 29). Ce que semble justifier sa précision concernant le bien parfait. Est parfait, dit-il, le bien se suffisant à lui-même et « par ce qui se suffit à soi-même, nous entendons non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général, puisque l’homme est par nature un être politique » (1097 b, 10). La science architectonique dont la fonction est de hiérarchiser les sciences ou les activités subordonnées est donc la politique parce que l’accomplissement d’une vie humaine ne peut pas se penser hors de la communauté politique même s’il ne s’y réduit pas. Il ne s’y réduit pas car l’activité de l’intellect, activité parfaite arrache l’homme à l’ordre des choses simplement humaines en le rendant semblable à Dieu. Mais cette vie incarne un sommet qui n’est pas totalement indépendante des contingences matérielles et sociales. D’une part parce que celles-ci peuvent constituer des obstacles à la vie contemplative, d’autre part parce que le bon exercice de l’intellect requiert les vertus du caractère. Or  dans l’acquisition de celles-ci, l’éducation est essentielle. C’est l’exercice qui fait le vertueux, enseigne Aristote, et la formation du caractère nécessaire dès le plus jeune âge dépend des lois de la cité. Voilà pourquoi  la tâche des bons législateurs est de donner de bonnes habitudes aux citoyens afin d’en faire des hommes de bien et celle du nomothète suprême de former les futurs législateurs à la véritable science politique. D’où  le dernier chapitre de l’Ethique à Nicomaque où Aristote annonce son projet d’une science de la législation, elle-même partie de la science politique, destinée à « parachever dans la mesure du possible notre philosophie des choses humaines » (1181 b, 15). Alors faut-il  admettre que l’éthique est pour Aristote subordonnée à la politique ? La question est délicate. René Antoine Gauthier et Jean Yves Jolif dans leur brillant commentaire de l’Ethique à Nicomaque pensent au contraire qu’Aristote est le véritable fondateur de la science morale (qui n’est d’ailleurs pas pour lui une science mais une sagesse) et qu’il rompt avec la confusion platonicienne de la morale et de la politique. « Si, sous la pression de l’opinion traditionnelle, Aristote peut encore accepter de donner à la morale le nom de politique, il ne saurait plus être question pour lui de confondre par là morale et politique, bien plutôt entend-il par là affirmer la suprématie de la morale sur la politique même : la morale, qui fixe à l’individu sa fin, est la vraie politique, la politique supérieure, parce que la fin de l’individu est aussi celle que doit poursuivre la cité et que la politique n’a pas d’autre rôle que de transformer la loi morale en loi de l’Etat ». Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, T. II, Vrin, 1970, p. 12.

   Ensuite, rappelons que le but de l’éthique n’est pas la connaissance théorique de l’action morale mais son exercice. « Ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux, puisqu’autrement cette étude ne servirait à rien » lit-on dans le livre II, 2, 1103 b, 27. Ou dans le livre X, 10, 1179 b, 35 : « Dans le domaine de la pratique, la fin ne consiste pas dans l’étude  et la connaissance purement théoriques des différentes actions, mais plutôt dans leur exécution. Dès lors, en ce qui concerne également la vertu, il n’est pas non plus suffisant de savoir ce qu’elle est, mais on doit s’efforcer aussi de la posséder et de la   mettre en pratique, ou alors tenter par quelque autre moyen, s’il en existe, de devenir des hommes de bien »

   Cependant la réflexion éthique a le mérite de déterminer ce qu’est la souverain bien de la vie humaine et cela n’est pas sans intérêt pratique car, « comme des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre la cible qui convient » (1094 a, 25) si nous en avons une juste compréhension.

   Il importe donc de poser la question suivante : en quoi consiste le souverain bien pour un homme ?  Quelle est cette fin que l’on poursuit pour elle-même et toutes les autres à cause d’elles ? Car le principe de l’existence d’une fin ultime de la vie humaine ne fait pas de doute pour un auteur considérant que la nature est un système ordonné de fins. Sans cette fin, dit-il, la faculté de désirer s’exercerait à vide et en vain.    Sur son nom, a-t-on déjà vu, pas de problème, c’est le bonheur. La difficulté commence lorsqu’il s’agit de préciser ce que l’on entend par là. Sans doute, « Tous les hommes pensent que la vie heureuse est une vie agréable, et ils entrelacent étroitement le plaisir au bonheur » (1153 b, 15), mais que le bonheur n’aille pas sans le plaisir, ne nous renseigne pas sur la nature de cette vie plaisante. Car toutes les activités conformes à la nature sont accompagnées de plaisir, ce qui ne signifie pas que la vie de jouissance, comme la vivent les Sardanapales incarne la perfection de la vie bienheureuse.

  D’où le souci d’interroger la valeur des différents genres de vie, célébrés d’ordinaire par les hommes.

 

I) L’examen des trois genres de vie.

 

 « Les hommes, il ne faut pas s’en étonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils mènent. La foule des gens les plus grossiers disent que c’est le plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. C’est qu’en effet les principaux types de vie sont au nombre de trois : celle dont nous venons de parler, la vie politique et en troisième lieu la vie contemplative. – La foule se montre vraiment d’une bassesse d’esclave en optant pour une vie bestiale, mais elle trouve son excuse dans le fait que beaucoup de ceux qui appartiennent à la classe dirigeante ont les mêmes goûts qu’un Sardanapale. – Les gens cultivés, et qui aiment la vie active, préfèrent l’honneur, et c’est là, à tout prendre, la fin de la vie politique. Mais l’honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l’objet cherché, car de l’avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré, or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun et qu'on peut difficilement nous ravir. En outre, il semble bien que l'on poursuit l'honneur en vue seulement de se persuader de son propre mérite; en tout cas, on cherche à être honoré par les hommes sensés et auprès de ceux dont on est connu, et on veut l'être pour son excellence. Il est clair, dans ces conditions, que, tout au moins aux yeux de ceux qui agissent ainsi, la vertu l'emporte sur l'honneur. Peut-être pourrait-on aussi supposer que c'est la vertu plutôt que l'honneur qui est la fin de la vie politique. Mais la vertu apparaît bien, elle aussi, insuffisante, car il peut se faire, semble-t-il, que, possédant la vertu, on passe sa vie entière à dormir ou à ne rien faire, ou  même, bien plus, à supporter les plus grands maux et les pires infortunes. Or nul ne saurait déclarer heureux l'homme vivant ainsi, à moins de vouloir maintenir à tout prix une thèse. Mais sur ce sujet en voilà assez (il a été suffisamment traité, même dans les discussions courantes).

   Le troisième genre de vie, c'est la vie contemplative, dont nous entreprendrons l'examen par la suite.

   Quant à la vie de l'homme d'affaires, c'est une vie de contrainte, et la richesse n'est évidemment pas le bien que nous cherchons: c'est seulement une chose utile, un moyen en vue d'une autre chose. Aussi vaudrait-il encore mieux prendre pour fins celles dont nous avons parlé précédemment, puisqu'elles sont aimées pour elles-mêmes. Mais il est manifeste que ce ne sont pas non plus ces fins-là, en dépit de nombreux arguments qu'on a répandus en leur faveur »

 Ethique à Nicomaque, I, 3, 1095 b, 15 à 1096 a, 10. Traduction Jean Tricot. Vrin, p.43 à 45.

 

   Aristote se fait l’écho, dans ce texte, d’un lieu commun de la pensée antique consistant à distinguer trois genres de vie. Héraclide du Pont, élève de Platon et d’Aristote, attribue à Pythagore cette distinction. Surpris du nom de philosophe que se donnait Pythagore, le prince de Phlionte, Léon, lui aurait demandé l’explication et Pythagore aurait répondu par l’apologue des trois sortes de gens qui se rendent aux Jeux Olympiques : marchands, athlètes et spectateurs. Les premiers y viennent pour commercer et s’enrichir, les seconds pour montrer leur force et se faire applaudir, les troisièmes pour voir et trouver leur plaisir dans la contemplation du spectacle. Ainsi les hommes ont à choisir entre une vie de lucre, d’ambition ou une vie de spectateur, métaphore de la vie philosophique. En réalité, il semble bien que cette distinction d’une vie de jouissance, d’une vie d’honneur et d’une autre de savoir et de sagesse soit de paternité platonicienne. Elle procède de la division tripartite de l’âme entre l’élément concupiscible, l’élément irascible et l’élément rationnel telle que Platon la figure dans la République (X, 580 c, 581 e)  avec l’image du sac de peau.

   Aristote discute chacune de ces opinions. Il montre l’indignité du premier genre, l’insuffisance  du second avant d’annoncer la perfection du troisième dont l’analyse sera l’objet des derniers chapitres de  son ouvrage.

 

A) Critique de la vie de jouissance.

 

   Ceux qui placent le bien ou le bonheur dans les jouissances corporelles sont rabattus au rang de gens grossiers. Ce sont les plus nombreux et le mépris du philosophe à l’égard d’une telle vie s’exprime dans des mots très péjoratifs. « La foule se montre vraiment d’une bassesse d’esclave en optant pour une vie bestiale ». Esclave, bestial. Y a-t-il façon plus éloquente de condamner une telle vie ?

   Mais évitons les malentendus : il ne s’agit pas de comprendre que les plaisirs corporels, (ceux de l’alimentation ou de la sexualité) sont mauvais en soi. Tant qu’ils accompagnent l’accomplissement normal de nos fonctions vitales, ils ont une nécessité naturelle et ils sont bons. Ils deviennent mauvais dès lors que, dépassant l’ordre naturel des choses, ce qui est une dimension de la vie que nous partageons avec les animaux éclipse celles qui nous définissent spécifiquement dans notre humanité. En hyperbolisant les fonctions animales, en les érigeant  en horizon de l’existence, l’homme  sacrifie ce par quoi il est autre chose qu’un simple vivant ou un simple animal et c’est par là qu’une telle vie est sans noblesse. « Si le bonheur consistait dans les biens du corps, les bœufs seraient heureux, lorsqu’ils trouvent une vesce à manger » disait Héraclite (Fr. 4).

   Jugement célèbre que Platon décline dans la République, IX, 586 a : « Ceux qui n’ont point l’expérience de la sagesse et de la vertu, qui sont toujours dans les festins et les plaisirs semblables, sont portés, ce semble, dans la basse région, puis dans la moyenne, et errent de la sorte toute leur vie durant ; ils ne montent point plus haut ; jamais ils n’ont vu les hauteurs véritables, jamais ils n’y ont été portés, jamais ils n’ont été réellement remplis de l’être et n’ont goûté de plaisir solide et pur. A la façon des bêtes, les yeux tournés vers le bas, la tête penchée vers la terre et vers la table, ils paissent à l’engrais et s’accouplent ; et, pour avoir la plus grosse portion de ces jouissances, ils ruent, se battent à coups de cornes et de sabots de fer, et s’entre-tuent dans la fureur de leur appétit insatiable, parce qu’ils n’ont point rempli de choses réelles la partie réelle et étanche d’eux-mêmes ».

   Ce texte montre, contre tous les préjugés, que le procès platonicien ou aristotélicien de la vie de jouissance n’est pas le procès du plaisir, fût-il sensuel. C’est surtout le procès de son caractère exclusif de plaisirs supérieurs. Car tout plaisir accompagnant les activités conformes à la nature est un bien mais une hiérarchie doit être établie entre les activités et même dans le cas de l’activité la plus noble, ce n’est pas le plaisir qui est le souverain bien comme si l'activité n'était qu'un moyen, c’est l’activité elle-même comme fin en soi. Quand bien même elle ne donnerait pas du plaisir, on  aimerait accomplir les actes ou les fonctions dont il dépend, comme de voir ou de penser par exemple.  Mais il se trouve que l’activité est indiscernable du plaisir et qu’à activités moralement supérieures, plaisirs supérieurs.

   Le premier genre de vie n’est donc pas seulement celui qui prive la vie humaine de l’accomplissement de sa propre humanité, c’est aussi celui qui confond les moyens et la fin. Car il faut jouir de l’équilibre du corps, être en bonne santé et épanoui, il faut disposer d’une aisance matérielle pour avoir le loisir d’actualiser les fins supérieures de l’existence mais ni la satisfaction physique, ni la richesse ne sont des fins en soi.

   Aristote ne confond pas dans ce texte la vie de plaisir avec la vie consacrée à la production des richesses. Sans doute parce que les hommes qui consacrent leur vie à une telle activité ne cherchent la richesse que pour les plaisirs qu’ils en escomptent ou parce qu’ils y sont contraints par la nécessité de pourvoir aux besoins de l’existence. Tandis que le plaisir peut être visé comme une fin, la richesse ne peut jamais être qu’un moyen et la pire des servitudes est d’être condamné à viser le moyen en lieu et place de la fin. On sait que cette malédiction est, pour les Grecs, celle des activités laborieuses, activités utilitaires, qu’ils opposent aux activités libérales. Lorsqu’il évoque la vie de l’homme d’affaires, en fin du chapitre, Aristote insiste sur ce point. C’est une vie qui n’a pas le loisir  (la liberté, le temps libre) de se poser la question du souverain bien et de se préoccuper de son propre accomplissement.

   Ce qui ne signifie pas que les biens extérieurs ne soient pas nécessaires à une vie heureuse.  Ceux qui disent qu’on peut être heureux dans le taureau de Phalaris pourvu qu’on soit vertueux sont des amateurs de paradoxes. C’est là une thèse insoutenable car même si le genre de vie supérieur a ses plaisirs propres, la vie heureuse n’est pas indépendante de certaines conditions. « Il apparaît nettement qu’on doit faire entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus dans le vice, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés » (1099 a, 30 à 1099 b, 5). Cependant l’homme accomplissant sa vie dans l’activité la plus haute et donc la plus plaisante supporte les infortunes avec grandeur d’âme et sa vertu l’empêche d’être vraiment malheureux : « Jamais il ne saurait devenir misérable, tout en n’atteignant pas la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » (1101 a, 5)

 

B) Critique de la vie d’honneurs, vie politique ou active.

 

    Ceux qui placent le bien ou le bonheur dans les honneurs ou la gloire ont plus de dignité que les précédents car ils ne limitent pas l’existence humaine à sa dimension animale. Ils accomplissent une fonction essentielle de l’homme dont la nature est politique. Cependant une telle vie reste en-deçà d’une  disposition plus haute de l’humaine nature. En effet, elle place le souverain bien sous la dépendance des autres, or l’excellence humaine est dans la suffisance à soi et seule l’activité théorétique ou contemplative permet à un homme de se suffire pleinement à lui-même (1177 a, 30).  Par ailleurs, les honneurs ont ceci d’ambigu que leur valeur dépend de la qualité de ceux qui honorent et de ce qui est honoré. Que vaut une médaille si elle n’est pas la récompense d’un vrai mérite et si elle est décernée par des êtres méprisables ? L’homme de bien souhaite être honoré pour des qualités authentiques et par des hommes honorables. Il veut être célébré pour ses vertus morales, vertus du caractère trouvant à s’exercer dans la vie sociale. Justice, libéralité, courage, tempérance, voilà ce qui mérite l’estime publique. Mais l’homme de bien n’a pas besoin d’être distingué parmi les autres pour trouver son plaisir à être juste, courageux ou tempérant. La pratique morale est pour lui une fin en soi, non le moyen d’obtenir pour lui et ses amis des positions de prestige ou des avantages matériels, (1177 b, 15). Ce qui signifie qu’il place la vertu plus haut que l’honneur et, remarque d’une grande finesse, que la recherche des honneurs est peut-être le signe d’un doute à l’endroit de soi-même. Ne faut-il pas être peu assuré de ses propres vertus pour avoir besoin pour s’en convaincre de la reconnaissance des autres ? L’activité politique a donc une noblesse mais elle n’incarne pas l’idéal de vie le plus haut en dignité et en plaisir parce qu’elle n’est pas l’exercice de la vertu propre à la partie la plus noble de l’humaine nature.

 

C) Eloge de la vie contemplative.

 

    NB : D’abord une petite précision s’impose. On oppose d’ordinaire  la théorie et la pratique. Aristote distingue d’ailleurs les vertus intellectuelles, vertu de la pensée et les vertus morales, vertus du caractère ; la philosophie, vertu de l’intellect spéculatif et la sagesse, vertu de l’intellect pratique.  Mais il faut bien voir que la contemplation tout autant que l’action morale est une activité. La distinction pertinente ici n’est pas celle de la théorie et de la pratique mais de la praxis et de la poiêsis, c’est-à-dire de deux types d’activités : dans un cas une activité transitive, un mouvement, un devenir  (n’ayant pas son achèvement en soi mais dans le terme du processus), dans l’autre une activité immanente, un acte ayant son achèvement et sa perfection en lui-même. Dans un cas, une activité n’étant pas à elle-même sa propre fin, mais le moyen de produire un résultat extérieur à l’agent, dans l’autre, une activité étant à elle-même sa propre fin. Toutes les activités productives d’une œuvre relèvent de la poiêsis. Le faire technique, artistique est poiêsis, l’agir moral, l’acte de voir, de penser sont praxis.

   La vie la plus heureuse est celle de ceux qui placent le bonheur ou le bien dans l’activité théorétique ou contemplative. Aristote procède à l’examen de la nature de cette vie dans les chapitres 7, 8, 9 du livre X. Mais on s’aperçoit que dès le premier livre, il en annonce la supériorité. Son excellence, sa perfection tient au fait qu’elle est l’activité « conforme à la plus haute vertu », c’est-à-dire l’activité de la faculté par laquelle l’homme participe du divin. C’est l’exercice de l’intellect qui est au principe de l’empire qu’un homme peut avoir sur sa vie. C’est lui qui donne accès à l’ordre intelligible des choses, ordre divin des réalités éternelles et immuables dont la connaissance est source de joie. Par l’exercice de l’intellect, l’homme se rend semblable à Dieu car l’activité théorétique est la seule activité concevable pour la divinité.  Ainsi, si la vie du citoyen vertueux est bienheureuse, elle l’est d’une manière secondaire à la vie théorétique. Alors que l’une est une sagesse humaine, rien qu’humaine, l’autre s’élève à la dimension d’une sagesse divine et l’on comprend qu’elle incarne un sommet rarement atteint et au niveau duquel on ne saurait se maintenir quotidiennement. « Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de  cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous. Et autant cet élément est supérieur au composé humain, autant son activité est elle-même supérieure à celle de l’autre sorte de vertu. Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner ses pensées aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ; car même si cette partie est petite par sa masse, par sa puissance et sa valeur elle dépasse de beaucoup tout le reste. On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure. Il serait alors étrange que l’homme accordât la préférence non pas à la vie qui lui est propre, mais à la vie de quelque chose autre que lui. Et ce que nous avons dit plus haut s’appliquera également ici : ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc la plus heureuse », (1177 b, 26 à 1178 a, 5).

 

II) La hiérarchie des genres de vie se fonde dans une anthropologie.

 

  « Mais sans doute l'identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d'accord ; ce qu'on désire encore, c'est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l'homme. De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme, s'il est vrai qu'il y ait une certaine fonction spéciale à l'homme. Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute œuvre à accomplir? Ou bien encore, de même qu'un œil, une main, un pied et, d'une manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-ci apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. L'expression « vie rationnelle » étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu'il s'agit ici de la vie selon le point de vue de l'exercice, car c'est cette vie-là qui parait bien donner au terme son sens le plus plein. Or s'il y a une fonction de l'homme consistant dans une activité de l'âme conforme à la raison, ou qui n'existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d'une manière absolue, dans tous les cas), l'excellence due au mérite s'ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d'en bien jouer) ; s'il en est ainsi; si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à-dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre : – dans ces conditions, c'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles. Mais il faut ajouter: « et cela dans une vie accomplie jusqu'à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps ».

 Ethique à Nicomaque, I, 6, 1098 a, traduit par Jean Tricot, Vrin, p. 57 à 60.

 

   Ce texte établit que pour définir l’essence du souverain bien, il convient de se poser une question préalable et cette question est la suivante : quelle est la tâche ou la fonction de l’homme ? « Fonction » ou « tâche » traduit le grec : ergon. Platon procédait ainsi dans la République, I, 352d, 353b, en montrant que le bien d’un être quelconque (outil, organe, ouvrier, animal, etc.), c’est de réaliser, (qu’il s’agisse de l’œuvre ou de l’activité qui la produit), ce pour quoi il est fait, c’est d’accomplir sa fonction propre. Il y a un ergon de tout ce qui existe. Aristote cite ici l’ergon du joueur de flûte, du charpentier, du cordonnier, de l’artiste quelconque, mais aussi de l’œil, de la main, du pied. Tout être a une tâche à accomplir mais il y a une différence à établir entre bien ou mal accomplir sa tâche. Par exemple, la fonction du cithariste est de jouer de la cithare mais ce n’est pas la même chose d’exercer cette fonction dans son excellence, autrement dit de bien jouer, ou de mal jouer. La fonction de l’œil, c’est de voir mais ce n’est pas la même chose de bien ou de mal voir. Dans un cas, le Grec parle de vertu (arétè), dans l’autre de vice. Le terme doit être dépouillé de ses connotations morales et religieuses pour être entendu correctement car « aucun terme français ne saurait rendre adéquatement le complexe d’idées et de sentiments qu’évoquait à un esprit grec l’idéal de l’arétè. On pourrait parler de valeur, de perfection, à condition de ne pas entendre la valeur comme une qualité morale, mais plutôt comme s’exprimant tout entière dans une action, qui est une belle réussite » Gauthier et Jolif, Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, II, p. 101.

   La question du souverain bien devient alors : quelle est la nature de l’activité accomplissant la fonction de l’homme dans son excellence ? Car on ne saurait admettre que l’homme, dans sa spécificité d’homme n’ait pas de fonction. Ici, Aristote nous demande de bien voir qu’on ne peut pas réduire la fonction humaine à une fonction particulière comme celle du menuisier ou du cithariste. Sans doute, l’homme doit-il s’adonner à de nombreuses activités ayant une fin particulière : il doit assumer sa fonction de père, d’époux, de membre de la communauté politique, d’artisan spécialiste d’une technique etc., mais la fonction spécifiquement humaine est distincte de toutes celles-là.  Ce qu’il faut trouver, c’est la nature d’un métier si l’on veut, mais du métier d’homme. Qu’est-ce que faire son métier pour un homme ? Ou encore : qu’est-ce qu’accomplir avec réussite ce pour quoi on est fait ?

   Question exigeant une nouvelle précision sur laquelle le philosophe insiste beaucoup: il ne suffit pas de posséder les aptitudes définissant  la nature humaine, encore faut-il les exercer pour que la vie qui est, en chaque homme, en puissance soit, pour lui, une vie en acte. En termes aristotéliciens : l’héxis (la disposition permanente) est une chose, l’exercice de cette manière d’être en vue d’accomplir l’ergon (l’énergéia) en est une autre. Un homme endormi est bien un homme, mais il ne l’est qu’en puissance, il ne l’est pas en acte. « Il y a  sans doute, précise Aristote, une différence qui n’est pas négligeable, suivant que l’on place le Souverain Bien dans la possession ou dans l’usage, dans une disposition ou dans une activité. En effet, la disposition peut très bien exister sans produire aucun bien, comme dans le cas de l’homme en train de dormir ou inactif de quelque autre façon, au contraire, pour la vertu en activité, c’est là une chose impossible, car celui dont l’activité est conforme à la vertu agira nécessairement et agira bien » (1098, 30, 1099 a)

   Pour répondre à la question initiale, Aristote procède par élimination.

   La vie humaine est d’abord « vie » au sens où les plantes et les animaux sont aussi des êtres vivants.  Le principe de la vie étant, pour Aristote, l’âme ; il lui faut distinguer différentes parties de l’âme afin d’isoler sa dimension spécifiquement humaine. Sont donc éliminées de l’ergon proprement humain les opérations de « l’âme nutritive », c’est-à-dire les opérations d’assimilation et de croissance qui n’ont pas besoin de l’exercice de l’intellect pour s’effectuer. Celles de « l’âme sensitive » ne peuvent pas non plus définir l’ergon de l’homme car nous les partageons avec les animaux. « Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme ». Voilà le propre de l’homme. Il dispose d’une faculté rationnelle lui permettant, non seulement de comprendre, de contempler le vrai, mais aussi d’imposer la loi de la raison à l’âme désirante. L'âme sensitive n'est donc pas réductible à ce qu'elle est chez les animaux. Bien qu'irrationnelle par essence, elle peut être perméable à la persuasion de la raison. Aussi, faut-il dire que l’âme irrationnelle participe de la raison lorsqu’elle est docile à son commandement ainsi que l'atteste la maîtrise des passions. Voilà pourquoi Aristote demande de distinguer dans l’âme rationnelle deux parties : la partie qui pense la règle et celle qui lui est soumise.

   Au terme de cette analyse, on comprend donc quelle est la tâche de l’homme. L’activité distinguant l’homme de la plante et de l’animal étant l’activité de la raison, tant dans sa dimension théorique que dans sa dimension pratique, faire son métier d’homme consiste dans une vie raisonnable en acte.

    D’où la définition du souverain bien. Il consiste dans « une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité des vertus en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles ». Mais Aristote demande d’ajouter encore quelque chose. « Et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », le propos étant suivi de la célèbre image, « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps ».

   «Vie accomplie jusqu'à son terme» est mieux traduit par « vie achevée ». L'expression  ne veut évidemment pas dire « vie menée à son terme », comme si le propos faisait écho à la parole de Solon prétendant que tant qu’un homme n’est pas mort, on ne peut pas dire qu’il a été heureux. « Vie accomplie jusqu'à son terme» signifie « vie parvenue à maturité », vie ayant actualisé ses dispositions, ce qui  demande de l’exercice et donc du temps. On ne peut pas attendre de l’enfance ni de la jeunesse les vertus de l’intelligence ou les vertus du caractère. Elles ont à les acquérir et cela passe par des efforts dont on ne cueille les fruits que lorsqu’elles sont solidement déployées. Il arrive que la réussite d’une conduite à un moment donné donne l’illusion d’une vie accomplie comme le passage d’une hirondelle peut faire croire à l’arrivée du printemps. Mais la vertu ne se prouve pas dans l’acte exceptionnel. Elle révèle sa perfection dans une manière d’être habituelle qui, pour être acquise, a la spontanéité du naturel.  Et cette réussite n'est pas l'affaire d'un jour, comme le savent tous ceux qui l'ont conquise de haute lutte.

  NB : La plus grande partie de l’Ethique à Nicomaque va décrire les vertus morales de cette vie inscrite dans la communauté humaine et soucieuse de dessiner individuellement, dans des situations toujours singulières, le visage de l’homme. Mais dans les derniers chapitres de l’Ethique, il semble que cette sagesse humaine, rien qu’humaine, reste en-deçà d’une sagesse supérieure que l’éloge de la vie contemplative magnifie dans des termes quasi mystiques. Tout se passe comme si « faire son métier d’homme simplement humain » n’incarnait pas le sommet de la vie heureuse et que le plaisir supérieur à tous les autres consistait, dans la vie théorétique, à « faire métier de dieu ».

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21 Réponses à “Aristote. Le souverain bien est une activité de l’âme selon la vertu dans une vie achevée.”

  1. […] » Aristote. Le souverain bien est une activité de l’âme selon la vertu dans une vie achevée […]

  2. […] » Aristote. Le souverain bien est une activité de l’âme selon la vertu dans une vie achevée […]

  3. Joseph Bianchi dit :

    Bonsoir,
    A propos d’Aristote, je ne comprends pas très bien la notion de disposition. Est-elle quelque chose de naturel ou d’acquis? On dit que la vertu morale est une disposition acquise, mais on dit aussi qu’elle est donnée et qu’elle se développe avec le temps.
    Merci

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Mon attention a été attirée par le fait que sous des noms différents, c’est toujours une même adresse qui s’affiche. Lorsque vous m’aurez expliqué cette étrangeté je prendrai la peine de vous répondre.
    Bien à vous.

  5. Joseph Bianchi dit :

    Bonsoir Madame,
    Oui, l’adresse est celle de France Recherche, un petit groupe de recherche créé par des étudiants dont je fais partie, en fait plutôt un groupe d’amis qui travaillent ensemble pour progresser. Le nom du « club » a été choisi par France Rechat, c’est un clin d’oeil à son nom. Parfois nous rédigeons les questions tous ensemble. Parfois pas.
    Votre site nous aide beaucoup. Nous espérons ne pas vous avoir trop souvent sollicitée.
    Merci encore.

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour Joseph
    Merci de me permettre de comprendre. Non, vous ne m’avez pas trop sollicitée, simplement je n’avais pas pensé à un groupe d’étudiants utilisant une même adresse.
    Pour ce qui est de votre question, vous trouverez la réponse détaillée dans le cours mis en lien: vertu et plaisir. https://www.philolog.fr/aristote-vertu-et-plaisir/
    Bien à vous.

  7. Joseph Bianchi dit :

    D’accord, merci beaucoup!

  8. Martial Doche dit :

    Bonsoir,
    Votre site est très fourni. Pouvez-vous me dire si vous proposez un cours sur le meilleur régime politique selon Aristote? Merci beaucoup. Martial.

  9. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il vous suffit de consulter la table des matières pour constater qu’il n’y a pas d’article consacré spécifiquement à ce thème.
    Bien à vous.

  10. derenne dit :

    Madame, j’ai apprécié votre résumé sur la théorie d Aristote concernant la pratique de l’éthi que. A l’époque, les 3 religions Abrahamiques monothéistes n’existaient pas encore. Aujour d’hui, la donne est différente et le conflit actuel demande à rechercher les bonnes définitions et formules qui permettraient de redéfinir cette notion d’âme et de morale qui selon les con tinents sont souvent très différentes pour ne pas dire diamétralement opposées . Il convient de requalifier cet apprentissage de la sagesse et de l’application du bien et bon pour la cité. La médecine s’est approprié cette éthique, et il est bon de rappeler comme vous le faites la
    source des préceptes en questions
    Brigitte Derenne présidente IFEALOA

  11. Simone MANON dit :

    Bonjour Madame
    Les grands philosophes se sont toujours efforcés de définir la vertu en termes universalisables en droit. En ce sens leurs leçons sont toujours d’actualité malgré les transformations historiques. https://www.philolog.fr/notion-de-vertu/
    Bien à vous.

  12. […] leur tour d’autres fins, etc. Puisque le bien est une fin, la fin suprême est le bien suprême. » Aristote. Le souverain bien est une activité de l’âme selon la vertu dans une vie achevée. Pour bien comprendre la doctrine aristotélicienne du plaisir, il convient d’avoir une idée de […]

  13. Olivier dit :

    Bonjour Madame,

    merci pour cet article, comme tous les autres très enrichissant. Deux points font cependant question à mes yeux, l’identification de la science ayant pour objet la fin suprême de l’homme à l’éthique (1), et le fait de qualifier la théorie de praxis (2).

    (1) « le nom de la science ayant pour objet la fin suprême de la conduite humaine », pour reprendre vos mots, est l' »éthique » (bien que la politique puisse aussi prétendre à ce titre, comme vous le rappelez). Pourtant, dans le premier paragraphe du livre II, Aristote distingue les vertus intellectuelles (dianoétiques) des vertus éthiques (ἠθικῆς) (que l’on traduit souvent par « vertus morales »), rapprochant « éthique » de « ethos », l’habitude. Dès lors, ne peut-on pas dire que la science éthique a pour objet, non la fin suprême de la conduite humaine, identifiée à l’activité de l’âme selon la vertu, mais seulement les vertus éthiques ? N’est-il pas contradictoire de dire que l’éthique a également pour objet l’étude des vertus dianoétiques (Livre VI), alors qu’Aristote distingue explicitement celles-ci des vertus proprement éthiques ?

    Ou alors pensez-vous qu’il faut distinguer l’éthique au sens large (étude des vertus) d’éthique au sens plus restreint qualifiant les vertus morales ?

    (2) vous expliquez que la distinction vertus morales/intellectuelles ne se ramène pas à une opposition théorie/praxis, puisqu’elles relèvent toutes de la praxis : si « le faire technique, artistique est poiêsis, l’agir moral, l’acte de voir, de penser sont praxis ». Pourtant Aristote distingue lui-même la pensée théorique (il affirme qu’il y a par ailleurs une pensée pratique, dans la délibération selon la droite raison) de la praxis, en 1139a, livre VI : « pour la pensée théorique, qui n’est ni pratique, ni productive, le bien et le mal sont le vrai et le faux ». Dans le même passage, Aristote dit que la pensée pratique correspond à la vertu morale, qui est la vertu de la partie raisonnante (logistikon). Autrement dit Aristote semble bien dire, dans ce passage du moins, que la vertu correspondant à la partie scientifique de la partie rationnelle (pensée théorique) n’est pas une praxis.

    Certes Aristote dit que le bonheur est une activité de l’âme selon la vertu au livre I, et ce bonheur comprend les vertus intellectuelles et donc théoriques : mais le terme qu’on traduit par activité est energeia et non praxis. Connaitriez-vous une référence où Aristote qualifie l’activité théorique de praxis ?

    J’ai également lu votre analyse chez d’autres commentateurs, mais je ne parviens pas à expliquer comment Aristote peut qualifier la théorie de praxis tout en l’en distinguant explicitement comme dans le passage cité plus haut. Si la pensée pratique, correspondant à la partie raisonnante ou délibérante de l’âme, a pour objet des choses dont les principes leur permettent d’être autrement (les actions humaines sont du domaine de la contingence et nécessite la délibération), la pensée théorique correspond à la partie scientifique de l’âme, qui a pour objets des choses telles que « leurs principes ne leur permettent pas d’être autrement » (Livre VI, 1139a). Comment dès lors dire que la pensée théorique relève de la praxis ?

    Bien à vous et en vous remerciant encore pour votre généreux blog

  14. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vos difficultés de compréhension procèdent, me semble-t-il, du fait que vous distinguez de manière absolue ce qui ne doit pas l’être.
    Par exemple la science du souverain bien n’est pas la connaissance des vertus, qu’elles soient intellectuelles ou morales, mais leur exercice
    – les vertus dianoétiques ne peuvent pas être désolidarisées des vertus éthiques (En 1139 b, 5, Aristote écrit : « Ainsi peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel est un intellect désirant ou un désir raisonnant, et le principe qui est de cette sorte est un homme ». Et en 1144 a, il précise : « L’œuvre propre de l’homme n’est complétement achevée qu’en conformité avec la prudence aussi bien qu’avec la vertu morale : la vertu morale, en effet, assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour parvenir à ce but »)
    -l’ergon ne peut pas être distingué de la manière (bonne ou mauvaise) dont on l’accomplit.
    -une disposition, par exemple celle de voir, de comprendre, de contempler doit passer de la puissance à l’acte et cela ne peut se faire sans une action. En ce sens la vie théorétique est activité, (action ayant sa fin en elle-même), activité la plus haute parce qu’elle est activité de notre part divine.
    Relisez l’éthique à Nicomaque, les commentaires de Tricot étant précieux.
    Bien à vous.

  15. Olivier dit :

    Bonjour,

    merci beaucoup pour votre réponse.

    Si les vertus dianoétiques sont nécessaires aux vertus éthiques, cela n’est-il pas vrai essentiellement de la phronesis ? Pour la sophia, qui est « à fois science et intellect, pour ce qui est naturellement le plus précieux » (Livre VI, 1141b), n’est-elle pas nettement distincte des vertus éthiques ? Certes le sage pratique les vertus éthiques et intellectuelles, de sorte qu’on peut dire que dans la vie bienheureuse les vertus sont solidaires. Mais le fait d’appeler l’ouvrage sur le souverain bien d’Aristote « l’éthique » (j’ignore si le titre a été choisi par lui ou par ses éditeurs ?) n’est-il pas paradoxal, dans la mesure où il identifie le souverain bien à la contemplation, qui requiert avant tout, non les vertus éthiques (quoique le sage les pratique aussi), mais la vertu intellectuelle de sagesse ?

    Je comprend mieux la qualification de « praxis » pour la théorie, à la lumière du passage de la puissance à l’acte. Peut-on dire que tout passage de la puissance à l’acte chez l’homme (et chez l’animal aussi ?) se fait par la praxis ?

    Je vais me procurer la traduction Tricot pour ma relecture de l’Ethique . Conseilleriez-vous également sa traduction pour la Métaphysique et la Politique ?

    Je vous remercie encore de vos précieuses remarques.

    Bien à vous

  16. Olivier dit :

    *(je précise que, dans mon précédent commentaire, je désigne la sophia quand je dis « vertu intellectuelle de sagesse » (les traducteurs n’étant visiblement pas tous d’accord pour la traduction de ce terme))

  17. Pierre-Marie dit :

    Bonjour madame Manon,

    Ayant lu avec intérêt votre article et étant attaché aux réflexions que suscite cette expression d’Aristote : l’homme est « zôon politikon », je voulais avoir votre avis sur la question qui suit :

    N’est-il pas étrange que le stagirite au moment de conclure sur ce qu’est le souverain bien, relègue au second plan l’entéléchie humaine ? Suivant sa méthode propre il devrait manifester que l’intelligence n’étant pas la différence spécifique de l’humanité (si ce n’est vis-à-vis des autres animaux) puisqu’elle la partage avec d’autres êtres : les dieux, ce n’est donc pas en elle que se résout le bonheur humain. Pourtant il procède à l’inverse contre son propre finalisme si j’ose dire. En résumé, voilà mon raisonnement : peut-on supposer qu’il y ait une double finalité à la raison ? d’un côté la raison théorique et de l’autre la raison pratique, dans la première le discours serait déployé pour lui-même et dans la seconde en vu de communiquer. Ce qui correspondrait à deux fins distinctes. Nous serions de fait fidèle à la pensée du stagirite en faisant une telle distinction puisque ce dernier considère qu’il y a un savoir qui est voulu pour lui-même et que la distinction entre le théorique et le pratique est explicite dans ses écrits. Cependant, on ne peut dire qu’une chose possède en même temps et sous le même rapport deux fins distinctes, mais qu’elle possède sous un rapport telle fin et sous un autre telle autre. Dans le cas qui nous occupe, en tant qu’intelligence, la raison a pour fin la sagesse. Mais l’homme n’est pas qu’intelligence, cela ne peut donc être sa fin propre. En tant qu’humaine cette intelligence a sa fin en dehors d’elle-même, ici la vie politique. C’est ce qui devrait être conclu dans le finalisme d’Aristote il me semble.

    Pour donner un peu plus de poids à ma question qui pourrait sembler ridicule tant la réponse devrait être évidente, je vous soumets cet autre fait très étrange : au chapitre 2 du livre 7 des Politiques, Aristote se pose la question de savoir quelle est la vie la plus digne d’être choisie entre contemplation et politique (1324a15-16, il répond au chapitre quatre si je me souviens bien) ; il est clair que dans ce passage de la vie politique ou de la vie contemplative aucune ne l’emporte sur l’autre, mais que s’il y a bien une réponse à l’objection portée contre la vie contemplative, qui la légitime ainsi à être choisie pour être heureux, en revanche la réponse à l’objection portée contre la vie politique nous laisse sur notre faim. Venant d’Aristote, si l’absence de réponse solide à l’objection selon laquelle la vie politique fait obstacle la vie heureuse par l’absence de loisir ne l’empêche pas de maintenir la vie politique comme fin de l’être humain, c’est-à-dire comme bonheur pour l’espèce humaine, alors il y a matière à réflexion. Quelque chose est-il saisi qui contraigne son intelligence à y adhérer sans qu’il parvienne à le justifier ?

    Merci d’avance pour votre attention et votre réponse,

    Bien à vous,

    Pierre-Marie CARAVANO.

  18. Simone MANON dit :

    Réponse à Olivier
    Bonjour
    Est-il possible d’être un philosophe s’adonnant à la contemplation (du vrai, des réalités divines) tant qu’on est agité par les passions, ou prisonnier des besoins du corps? Tout cela pour signifier que ce n’est pas seulement la sagesse pratique (vertu intellectuelle) qui requiert les vertus du caractère mais aussi la Sophia ou sagesse théorique, autre vertu intellectuelle.
    La science permettant de connaitre et d’accomplir la fin suprême de la vie humaine se nomme éthique. Je ne vois là aucun paradoxe.
    Lisez l’analyse de Gauthier que je scanne dans la réponse suivant la vôtre.
    La traduction de la Métaphysique par Tricot est excellente. Pour la Politique, je ne dispose que celle, remarquable, de Pellegrin qui traduit d’ailleurs les Politiques.
    Bien à vous.

  19. Simone MANON dit :

    Réponse à Pierre-Marie
    Bonjour
    Ce que questionne Aristote n’est pas le bonheur des dieux mais le bonheur de l’homme. Or l’homme n’est pas un pur intellect même s’il est vrai qu’il participe du divin par son intellect. Il est aussi un être vivant c’est-à-dire un être corporel partageant avec les autres êtres vivants certaines fonctions mais ayant une différence spécifique qui non seulement en fait un être pour la connaissance mais aussi un être politique.
    C’est dire que son être ne peut s’accomplir dans une seule forme de vie (la vie intellectuelle) dont il est dit expressément qu’elle est un sommet rarement atteint et au niveau duquel on ne saurait se maintenir durablement. La vie politique ou morale (dont la vertu est la sagesse pratique) lui est aussi essentielle que la vie théorétique (dont la vertu est la Sophia, la sagesse théorique) même si une hiérarchie doit être établie entre les deux.
    (Voyez bien que la vie politique a sa fin en elle-même. Elle suppose loisir et Aristote ne définit pas l’action politique comme poïesis mais comme praxis, action immanente et non transitive).

    Je vous scanne les précisions de René-Antoine Gauthier dans son beau livre sur la morale d’Aristote:
    « Dès son Protreptique, Aristote avait dit : « L’homme est né pour deux choses : pour penser et pour agir, en Dieu mortel qu’il est » Entendez : Dieu, l’homme doit penser, mortel, il doit agir.
    Faire l’homme, c’est en effet agir, c’est-à-dire mener la vie active. Nous disons bien la vie active. Car ce n’est pas, purement et simplement, l’ancien idéal de la vie politique » (bios politikos) qu’Aristote intègre à son idéal : la « vie politique » est devenue pour lui essentiellement une « vie pratique » (bios praktikos), entendez une vie de pratique des vertus morales sous l’égide de la sagesse, et elle ne reste vie politique que parce que, en fait, c’est dans le cadre de la vie civique, c’est-à-dire dans l’exercice des magistratures civiles ou des commandements militaires, que les vertus morales trouvent leur champ d’action privilégié (E.N., X, 7, 1177 b 6-7; 8, 1178 a 32).
    On aurait donc tort de croire, comme on l’a fait souvent, qu’Aristote, dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque, fait sien l’idéal de la vie contemplative. On remarquera au contraire que l’expression de « vie contemplative » (bios théôrètikos) n’y apparaît pas : il y a tout lieu de penser que c’est à dessein qu’Aristote l’évite. Sans doute Aristote, au livre I de l’Éthique à Nicomaque, n’a-t-il pas compris la vie contemplative dans sa critique des genres de vie (3, to96 a 4-5), mais la critique que nous ne trouvons pas dans l’Ethique à Nicomaque, un texte de la partie la plus ancienne de la Politique nous laisse entrevoir ce qu’elle aurait pu être. La vie contemplative du schéma des trois vies, c’est la vie que mena à Athènes l’étranger Anaxagore; c’est donc, par opposition à la vie de citoyen, la « vie d’étranger » (bios xénikos, Pol., VII, 2, 1324 a 28-20), vie dans laquelle on s’abstient de toute participation à la vie de la cité pour s’adonner exclusivement à la contemplation (ibid., 1324 a 28; 3, 1325 a 28-29). Or, Aristote dès ce moment laisse nettement entendre que, si certains veulent voir dans cette « vie d’étranger » la seule vie digne du philosophe (1324 a 28-29), ce n’est pas son avis à lui, pas plus que ce n’était celui de Platon. De fait, si Aristote lui-même a, par la force des choses, vécu en étranger à Athènes, il a joué un certain rôle politique auprès d’Hermias et il a prétendu conseiller Alexandre; son élève Démétrius de Phalère a gouverné Athènes et son successeur Lycon a aidé les Athéniens de ses conseils. L’idéal d’Aristote n’est donc pas plus l’idéal de la vie contemplative qu’il n’est l’idéal de la vie active : il est un idéal de vie mixte, à la fois contemplative et active.
    Ce n’est d’ailleurs qu’au prix d’un contresens qu’on a pu ne pas voir, dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque, l’affirmation expresse de cette union des deux vies. Aristote y conclut en effet son éloge de la vie selon l’intellect (X, 7, 1178 a 8) en disant : « C’est donc bien cette vie qui est la plus heureuse, et ce n’est qu’à titre second qu’est heureuse la vie selon les autres vertus » (EN., X, 8, 1178 a 8-9). C’est en effet méconnaître tout le contexte que de traduire : « C’est donc bien cet homme qui est le plus heureux, et ce n’est qu’à titre second qu’est heureux l’homme qui vit selon les autres vertus. » I1 ne s’agit pas pour Aristote de distinguer deux types de bonheur séparables qui seraient les bonheurs de deux hommes différents, l’un le bonheur parfait du philosophe et l’autre le bonheur secondaire du politique, mais de hiérarchiser les deux types de vie que mène conjointement le même homme, à la fois philosophe et homme politique. C’est en effet le même homme qui doit à la fois vivre en dieu en contemplant et vivre en homme en agissant. Seulement, et c’est ce sur quoi Aristote insiste, des deux vies que mène l’homme heureux, l’une – la vie contemplative – constitue son bonheur à titre principal et premier, et l’autre – la vie active – ne constitue son bonheur qu’à titre second »

    Bien à vous.

  20. carlos Almeida dit :

    Bonsoir,
    merci beaucoup pour votre réponse.
    Madame MANON,
    A propos de Kant:
    1-a quoi fait allusion Kant en introduisant le concept du souverain bien dans sa morale?
    2-comment est-ce que la réalisation de ce souverain bien est possible?
    3- Si le souverain bien est ce que l’on désire par-dessus-tout, comment est-il possible de le présenter comme un bien incontournable ?
    merci.

  21. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il vous suffit pour éclairer votre lanterne d’ouvrir les articles consacrés à la morale kantienne sur ce blog. Par exemple : https://www.philolog.fr/la-morale-kantienne-rigorisme-et-formalisme/
    Bien à vous.

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