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Ai-je un corps ou suis-je mon corps?

 

Noir & blanc Michaël Jackson. jackaimejacknaimepas.blogspot.com/2009_06_07_... 

   

   Comment peut s’énoncer l’expérience humaine du corps ? Dans la catégorie de l’avoir ou dans celle de l’être ? On dit volontiers que l’on a un corps mais ce corps est-il n’importe quel corps comme le suggère l’article indéfini ; et puis-je prétendre entretenir avec lui le rapport impliqué dans le verbe avoir ? Il suggère en effet qu’il serait possible de distinguer radicalement le sujet de son corps, celui-ci étant assimilable à un objet extérieur susceptible d’être perçu comme on perçoit les objets et instrumentalisé comme on dispose des choses.

   Or est-ce bien ainsi que s’expérimente la dimension corporelle de l’humaine condition? Ce corps que je dis avoir n’est-il pas plutôt celui que je suis tant il est vrai qu’un sujet n’est pas dissociable de ce par quoi il s’insère dans le monde, le perçoit et agit en lui? Qu’il s’agisse du corps pour  soi ou pour les autres, le corps ne se donne pas comme un simple objet. Il a une subjectivité irréductible de telle sorte qu’il semble moins être un corps-objet qu’un corps-sujet.
   Pour autant, ce corps que je dis être le mien, le suis-je sans écart au point de coïncider avec lui ? N’est-il pas possible de le vivre parfois comme une étrangeté, une extériorité dans laquelle il est impossible de  se reconnaître entièrement?
   Alors quel est le statut du corps s’il n’est ni pure extériorité, ni pure intériorité, ni pure objectivité, ni pure subjectivité ? Ne sommes-nous pas condamnés à admettre son essentielle ambiguïté et l’impossibilité de la dépasser ?
 
 
 
I)                   Les présupposés de l’expression : « avoir un corps ».
 
 
   Dire : « j’ai un corps » consiste à disjoindre le sujet de ce qu’il est censé posséder : un corps. L’expression s’inscrit dans un schéma dualiste, le « je » renvoyant à la sphère du sujet ; « un corps » à celle de l’objet. La grammaire est à cet égard éloquente. Elle articule bien dans la proposition un sujet, un verbe et un complément d’objet.
   Il y a là un piège, qui est sans doute celui de la pensée et de la parole. Nous présupposons qu’il y a un sujet de la pensée et de la parole, ontologiquement inobjectivable mais condition de toute objectivité possible. C’est très clair chez Descartes. Ce qu’il saisit dans le cogito n’est pas l’homme concret, mais ce qui lui permet d’exister comme un sujet. Aussi s’atteint-il par une opération d’abstraction, consistant à délier la conscience de tout ce dont elle peut se distancer. Je peux me détacher mentalement de mon corps, je ne le peux pas de ma pensée. Le cogito, c’est la pensée se pensant elle-même avec son corollaire : la nécessité théorique de distinguer la substance pensante et la substance étendue.
   Par le procès même de la pensée, le sujet se pose donc en position de surplomb de telle sorte que tout ce qu’il saisit est objectivé. Le corps, à l’égal de tout ce qui a un statut de chose est exposé à cette objectivation. Il s’offre au regard, il est étalé dans l’espace, il a une extériorité propre à lui conférer la dimension d’un objet. Par là, il peut être objet de science. Pour le biologiste, le corps est une réalité matérielle caractérisée par une structure et un fonctionnement. Ses lois sont celles de la matière organisée. Le corps du biologiste est un corps-objet.
 
 
A)    L’aporie de l’objectivité du corps.
 
  Mais on peut se demander si ce corps-objet, ce corps impersonnel que le savoir positif prétend enfermer dans ses rets est bien le corps humain. Celui-ci, en effet semble moins être un corps objectif qu’un corps fantasmé. L’expérience analytique, par exemple, montre que le corps humain n’est pas quelque chose de donné dans la réalité physique. Il est ce qui se construit au cours d’une histoire lui donnant le statut essentiel d’une image destinée à demeurer dans une discordance par rapport à la réalité physiologique de l’individu. En témoignent le corps hystérique ou bien la pratique des chirurgiens plasticiens. Ils nous apprennent qu’il y a souvent parmi leurs patients des créatures de rêve, aveugles à leur beauté et acharnées à demander des modifications incompréhensibles de l’extérieur. A lui ôter sa dimension imaginaire on méconnaît donc le corps humain en tant qu’il est un corps vécu de l’intérieur. D’où les impasses d’une médecine qui, oubliant qu’elle n’a pas affaire au corps abstrait du savant, omettrait de lui restituer son opacité concrète, celle d’un être ambigu au sein duquel se mêlent confusément l’imaginaire et le réel.
   L’expérience de mon corps est donc fondamentalement différente de l’expérience que j’ai des simples objets. De ceux-ci je peux faire le tour, je peux multiplier les perspectives sur eux. Pas avec mon corps. Il se présente toujours du même côté, il est avec moi plutôt que devant moi. Ce n’est pas le corps que j’ai, c’est celui que je suis.  C’est un corps-sujet. Il se caractérise par le fait de ne jamais me quitter. Je le porte avec moi de manière permanente. Les objets qui m’entourent ont aussi une permanence, mais c’est celle de la diversité des points de vue sur eux. C’est d’ailleurs la possibilité de varier à l’infini les perspectives sur l’objet qui nous assure qu’il n’est pas une simple image ou un fantasme. L’expérience de ce que Merleau-Ponty appelle le corps propre est au contraire ce qui interdit cette variation. Je ne peux ni en faire le tour, ni l’explorer dans ses profondeurs. Jamais devant moi, il est moi-même comme condition de toute exploration du monde. « Ce qui l’empêche d’être jamais un objet, d’être jamais complètement constitué, c’est qu’il est ce par quoi il peut y avoir des objets. Il n’est ni tangible, ni visible dans la mesure où il est ce qui voit et ce qui touche. Le corps n’est donc pas l’un quelconque des objets extérieurs qui offrirait cette particularité d’être toujours là. S’il est permanent c’est d’une permanence absolue qui sert de fond à la permanence relative des objets à éclipses, des véritables objets » M. Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception.
   Il s’ensuit que la conscience ou le sujet n’est pas un sujet pur, délié de toute corporéité comme l’analyse Descartes. Il est, selon la formule de Merleau-Ponty, « l’être à la chose par l’intermédiaire du corps ». Le philosophe veut dire ici que le corps n’est pas une simple structure de la conscience. Il est la réalité originaire d’où elle  émerge sans doute en qualité d’intellect, mais sous forme pré-réflexive le sujet corporel est le véritable sujet de la perception.
   Ainsi ce sont les opérations du corps en débat avec le monde qui l’organise de manière immédiate. Les dimensions spatiales (la gauche, la droite, la verticale, la profondeur) expriment la manière dont nous vivons physiquement le monde de telle sorte que celui-ci est « le corrélatif de mon corps » (Merleau-Ponty). Son unité et celle des objets le composant se préparent dans le schéma corporel. On appelle ainsi la représentation acquise dès l’enfance des postures de notre corps, de sa situation dans l’espace, du rapport entre ses différentes parties. Cette forme de « savoir physique » permet d’approprier ses gestes à des tâches précises sans avoir recours à la réflexion. Il en résulte que le monde n’est pas originairement une structure offerte à l’inspection de mon esprit, il est une structure construite par la prise de mon corps sur lui. La conscience n’est pas d’abord un « je pense », elle est un « je peux ».
   La phénoménologie disqualifie par cette analyse le propos cartésien. En déliant le sujet de son épaisseur charnelle, Descartes est accusé de trahir l’expérience humaine. Il place la conscience en situation de surplomb alors qu’elle est liée par une espèce de fraternité charnelle au monde dans lequel elle est en situation. Merleau-Ponty inscrit ainsi la pensée dans le corps. Il ménage même, en deçà de la conscience claire une part d’ombre et d’obscurité irréductibles. Etre un corps, c’est vivre d’une vie dont je ne peux pas entièrement répondre en qualité de pur intellect.
 
   L’aporie de l’objectivité du corps s’impose aussi si l’on remarque que lorsque je le touche, je ne découvre pas seulement ses qualités sensibles (douceur, chaleur, froideur) comme avec les autres objets. Une sensibilité naît à sa surface si bien que la main qui touchait devient objet sensible : les rôles du sujet et de l’objet s’inversent constamment en lui.
   De même je ne le meus pas comme je meus les objets. L’intention devient immédiatement mouvement et expression. Mon corps est constitutif de ma subjectivité de telle sorte que ce que je suis pour autrui et ce qu’autrui est pour moi, c’est une silhouette, un visage, une corporéité toute rayonnante de l’intériorité qui l’anime et lui donne forme humaine. Le corps humain est fondamentalement visage puisqu’en lui disparaît la matérialité brute et étrange  du corps physique. Avec l’homme le corps devient signe.  
   L’expérience du corps n’est donc pas celle d’un corps objet. Puissance de perception, d’action et d’expression, le corps propre est le point d’insertion du sujet dans le monde.
 
 
B)    L’aporie de l’extériorité du corps.
 
   Dire : « j’ai un corps » revient aussi à établir entre le sujet et son corps un rapport d’extériorité. Un avoir est un bien, une possession requérant, distinct de lui, un propriétaire.
   Ce rapport d’extériorité est en jeu dans la métaphore en usage dans la scolastique pour penser les rapports de l’âme et du corps : celle du pilote et de son navire. Or cette métaphore n’a aucune pertinence pour décrire notre expérience. J’ai au contraire avec mon corps un rapport d’intimité, d’intériorité de telle sorte que lorsqu’il est affecté (dans le plaisir ou la douleur) je pâtis avec lui. Je n’ai pas une perception extérieure de ce qui se passe en lui comme un pilote observe une altération sur la coque de son navire. Je ressens du plaisir, de la douleur, j’ai soif, sans qu’il soit possible d’assigner un domaine spécifique à ce vécu. Il est indistinctement psychique et physique. Toute la vie affective témoigne ainsi que : « Je ne suis pas […] logé en mon corps ainsi qu’un pilote en son navire mais […] je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui » Descartes. Ce que Sartre montre par l’analyse de l’expérience du désir sexuel:  « le désir me compromet; je suis complice de mon désir. Ou plutôt le désir est tout entier chute dans une complicité avec le corps » L’Etre et le Néant. Tel Gallimard p.438.444. On est submergé par le désir dit-il, il envoûte, il envahit la conscience, « il l’empâte », il lui confère une opacité telle qu’elle est altérée dans sa capacité de mise à distance de soi.
   Preuve que l’union de l’âme et du corps, pour parler comme Descartes, est la vérité du vécu. Impossible de disjoindre une part matérielle et une part spirituelle autrement que spéculativement. Concevoir « l’homme concret » exige de concevoir les deux substances comme une seule. Descartes ne parle jamais de troisième substance, reste que « le vrai homme » est inextricablement une unité psychosomatique. Cependant cette union ne peut pas être conçue clairement, elle demeure opaque à l’entendement, on ne peut que la vivre.
 
 
C)    L’aporie de la disponibilité du corps.
 
   Dire : « j’ai un corps » consiste aussi à prétendre que le corps est une chose dont on pourrait disposer comme le propriétaire dispose de son bien. Il serait appropriable, manipulable, maîtrisable à volonté. Or il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi dans la réalité.
   Certes, c’est par mon corps que je fais l’expérience de la liberté, ne serait-ce que celle du mouvement mais je l’éprouve bien plus souvent comme une limite, un obstacle que comme un instrument docile. Il me confronte à ma finitude. Ma naissance et ma mort m’échappent. L’une est un fait précédant la manière de me projeter vers elle, l’autre un destin. « Ma vie m’échappe de tous côtés » écrit Merleau-Ponty.
   Le corps articule mon rapport au monde comme ce qui peut résister et rencontrer de la résistance. Une simple migraine et me voilà entravé dans mon effort de penser, une lésion pariétale et la conscience bascule dans la nuit. Le « je peux » par lequel le sujet agissant dans le monde imprime sa marque dans l’extériorité n’est pas une liberté acosmique. Le corps dessine une de ces limites a priori « esquissant la situation fondamentale de l’homme dans l’univers ». (Sartre).
   Il ne s’agit pas par cette analyse de nier que l’on peut exercer un pouvoir sur son corps mais de comprendre qu’il est impossible d’en disposer comme on dispose des choses. Descartes par exemple souligne que l’on ne peut pas entièrement se rendre maître des esprits animaux. (On appelle ainsi au 17° siècle l’influx nerveux). Même s’il se donne cette maîtrise comme fin, le sujet éthique fait d’abord et de manière irréductible l’expérience de son engluement dans une corporéité à laquelle il ne peut échapper totalement.
   C’est d’ailleurs parce que le corps propre n’est pas un corps objet dont je pourrais disposer que sa disponibilité est juridiquement et éthiquement limitée. Une instrumentalisation totale du corps humain équivaudrait à sa déshumanisation. Il s’ensuit que le respect dû à l’humanité en sa propre personne ou en la personne d’autrui est difficilement distinguable d’une certaine attitude à l’égard du corps qui en est le support.
   En témoigne le fait que les formes premières d’irrespect de notre semblable consistent à l’humilier dans sa chair. Ex : L’esclave enchaîné, condamné à travailler comme une bête de somme, le viol, la torture, le meurtre. D’où la procédure d’habeas corpus en Angleterre (1215.1679) liant l’inviolabilité de la personne humaine à l’obligation de sa présentation physique devant une cour de justice afin de déterminer la légalité de sa détention.
   Dans notre code civil, le corps n’a donc pas le statut des choses. Substrat de la personne humaine, il en a les caractères. Il est déclaré « hors commerce ». Le législateur a récemment réaffirmé l’indisponibilité du corps humain.
 
PB : Que le corps propre ne soit pas définissable en terme de pure objectivité et d’extériorité signifie-t-il qu’il le soit en terme de subjectivité pleine et entière ? L’être du corps se confond-il avec celui de l’ego ou du sujet ? La non extériorité du corps est-elle synonyme de son intériorité ?
 
 
 
II)                Analyse de l’expression : « je suis mon corps ».
 
 
   C’est ce que prétend l’expression : « je suis mon corps ». Elle prend acte du fait que mon corps est mien et elle assimile cette « mienneté » à une subjectivité. Elle signifie au fond que je coïncide de manière si massive avec mon corps qu’il est anéanti dans sa dimension d’objectivité. Or que le corps propre ne soit pas un corps objet ne doit pas faire oublier qu’il y a une extériorité du corps. A la périphérie de moi-même il a l’extériorité de ce qui est visible pour d’autres et pour moi-même.
   Aussi ne soulignera-t-on jamais assez l’originalité du rapport que l’homme entretient avec son corps. De tous les êtres vivants, il est le seul à pouvoir se le représenter de l’extérieur. Il est le seul à pouvoir franchir ce que les psychanalystes appellent le stade de miroir. L’animal ne peut pas se mettre à la place d’un spectateur extérieur pour se représenter lui-même. L’homme si. Il peut s’objectiver, il est un pour soi, ce qui est sans doute la raison du souci proprement humain des apparences et de son apparence. Le soin du corps, la coquetterie soulignent cette évidence : l’homme se saisit comme un sujet incarné exposé aux regards des autres. Il reconnaît son image dans le miroir, il peut donc se voir avec les yeux d’un autre. Il y a là un dédoublement constitutif du fait de conscience et cause du refus humain d’exposer son corps, sans retenue à l’extériorité.
   Il s’ensuit que l’homme ne vit pas son corps ou le corps d’autrui comme l’expression pleine et entière de la subjectivité. Le corps n’est pas entièrement visage, corps-signe d’un invisible se manifestant en lui sans opacité. Ici le regard achoppe sur un bouton disgracieux, là sur un geste maladroit. Petits riens qui opacifient les corps en leur donnant l’étrangeté des choses. La pudeur, par exemple, atteste de l’écart que la conscience introduit entre le corps pour soi et le corps brut. Le sujet se pose dans une certaine distance avec son corps. Il éprouve qu’il y a en lui  du non relevable. Excréments, suintements nauséabonds, infirmités, disgrâce. Ce corps que je suis, il m’arrive de sentir qu’il m’offense, que l’on ne peut pas me réduire à lui sans me nier dans cette part de mon être capable de s’en abstraire. Au fond, ce corps qui m’est si proche est aussi ce qui l’est le moins.  « Je suis mon corps dans la mesure où je suis, je ne le suis pas dans la mesure où je ne suis pas ce que je suis » écrit Sartre.
   Ainsi, si la subjectivité n’est pas acosmique à cause de ce corps qui est son point d’ancrage dans le monde, elle a néanmoins, par le pouvoir d’échapper à sa facticité, la possibilité d’ouvrir un horizon difficilement rapportable à une intentionnalité purement corporelle.
 D’où l’ambiguïté de la condition humaine. L’homme a l’impression d’être un terrain où s’articulent des dimensions hétérogènes. Il se sent corps et esprit. Ni uniquement l’un, ni uniquement l’autre. C’est parce qu’il y a, au cœur même de notre vécu une tension entre une subjectivité originaire toute bruissante de corporéité et une subjectivité transcendantale capable de s’en distinguer que certains philosophes ont cherché à éclairer l’énigme par un schéma dualiste.
   Le dualisme est davantage une manière de pointer un problème que sa solution.
   Platon distingue l’âme et le corps pour comprendre pourquoi l’homme est à la fois un être pour la mort et un désir d’éternité ; un être pour l’erreur et l’opinion et un désir de vérité ;  un être de besoins de passions et d’intérêts et un désir moral. Le dualisme platonicien comme le dualisme cartésien est surtout un dualisme spéculatif dont les enjeux sont épistémologiques et moraux. Ni l’un, ni l’autre n’oublie que ce corps que j’ai parfois l’impression d’avoir, c’est aussi celui que je suis.
 
 
 
III)                   Dépassement.
 
 
   Alors quelle est l’identité ontologique du corps puisque les catégories du sujet et de l’objet sont impropres à la cerner ? Suffit-il de dire que l’ambiguïté de la pensée du corps est la rançon des philosophies de la conscience héritée de Descartes ou de Kant  et qu’il faudrait sortir de l’opposition sujet/objet pour penser le corps de manière appropriée ? Défi intéressant mais peut-il être relevé ? Merleau-Ponty s’y efforce, à la fin de sa vie,  en développant ce qu’il appelle « une ontologie de la chair ». Il demande de concevoir « la chair » comme « un logos sauvage », à partir duquel la chair du monde advient à l’expression et au sens. L’analyse de la dernière pensée de Merleau-Ponty s’imposerait ici mais il faut avouer qu’elle demeure obscure et problématique, ne serait-ce que parce qu’elle étend à la totalité du monde une dimension charnelle dont on peut se demander si elle a un sens en dehors de l’expérience du sujet incarné.
   Dans son article sur corps objet/ corps sujet, dans le Dictionnaire du corps, Jocelyn Benoist pointe cet échec de Merleau-Ponty et suggère que seule une pensée « destituant le sujet de sa supposée primauté ontologique pourrait désarmer le conflit entre le corps subjectif et le corps objectif comme un conflit purement apparent, résultant de l’application à l’idée de corps d’une notion de subjectivité qui a été conquise indépendamment de lui ». Il rappelle que le sujet se constitue à partir d’une donnée objective originaire, et qu’il faudrait partir de là. Idée séduisante mais on ne voit guère en quoi l’idée d’un corps objet agissant dans le monde comme un sujet apporte vraiment la possibilité d’un dépassement car ce corps n’est pas n’importe quel corps. Il dispose du pouvoir proprement miraculeux de se mettre à distance de lui-même et jusqu’à preuve du contraire ce pouvoir est celui par lequel s’opère la scission sujet/objet. Rapporter cet énigmatique pouvoir à un corps donné dans l’extériorité et affirmer la primauté du corps objet ne permet donc pas de dépasser les apories car le devenir objet du corps est contemporain du devenir sujet de ce même corps.
 
 
Conclusion :
 
 Ni pure extériorité de l’objet, ni plénitude d’une subjectivité, le corps est décidément un être ambigu. Si l’on veut, selon le projet phénoménologique, porter « notre expérience à l’expression pure de son propre sens » (Husserl) il faut donc consentir à demeurer au sein de l’ambiguïté. 
 Et cette ambiguïté n’est pas seulement celle du corps, elle est aussi celle du sujet. Que sommes-nous ? Corps tout entier comme le veut Nietzsche, union de l’âme et du corps et âme comme l’analyse Descartes ? Cette question ne cesse de hanter le penseur et bien malin celui qui a la réponse.