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Introduction :
Dénier c’est refuser de reconnaître ce qui fait d’abord l’objet d’une affirmation. Il en est bien ainsi de la responsabilité humaine. Son principe est communément admis. Elle définit une capacité morale, une obligation et un état juridiquement institué. Or cette présomption de responsabilité est-elle légitime ? Sur quoi se fonde-t-elle ? N’est-il pas possible d’en ébranler les assises ? Par exemple, si l’on admet avec Freud que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », que la souveraineté de la conscience est une illusion, y a-t-il sens à demander à un sujet de répondre de ses actes ? (Thèse : le freudisme ébranle en profondeur les fondements de la responsabilité).
Pourtant (renversement dialectique) si le freudisme peut fonctionner pour certains comme l’alibi de l’irresponsabilité, Freud met clairement les choses au point. « Irresponsable, comme chacun sait, n’est pas une définition de la psychologie des profondeurs » écrit-il dans une lettre à Jung du 29.02.1912. Comment peut-il donc concilier l’hypothèse d’un inconscient psychique, celle d’un déterminisme inconscient et l’idée que l’homme est responsable ? (Antithèse : la solution freudienne du problème).
La responsabilité sociale se présente sous deux formes. La responsabilité civile : tout individu est tenu de réparer les torts qu’il a causés à autrui soit directement, soit indirectement (Cf. Les articles 1382 et 1383 du Code civil) et la responsabilité pénale : l’auteur d’un crime ou d’un délit doit répondre de la violation de la loi devant l’autorité judiciaire, habilitée à lui infliger la peine prévue par la loi. Pour être établie, la responsabilité pénale requiert la prise en considération de la matérialité de l’acte et de la personnalité du sujet. Il s’agit de déterminer s’il est effectivement responsable. Ce qui signifie que la responsabilité sociale se fonde dans la responsabilité morale. Un sujet est déclaré moralement responsable lorsque qu’il n’est pas en état de démence et lorsqu’il n’a pas agi sous l’effet d’une contrainte.
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Le dément est la personne privée de l’usage normal de son esprit. Il n’a pas la disposition de sa conscience au sens où l’on entend par là la faculté permettant à un sujet d’être présent à lui-même et à ce qu’il fait, de discerner le bien du mal, le permis de l’interdit, de prévoir les conséquences de ses actes. Seul un acte accompli consciemment est imputable à son auteur.
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L’être soumis à une contrainte, par exemple ayant un pistolet sur la tempe, n’est pas un sujet libre. Il n’agit pas volontairement. Seul un acte accompli volontairement, c’est-à-dire un acte qui aurait pu ne pas être commis, est imputable à son auteur. (NB: Certes, celui qui fait quelque chose sous la menace d’un pistolet pourrait, s’il acceptait de mourir, ne pas le faire. Mais le droit ne demande pas aux hommes d’être des héros).
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2) A quoi renvoie le concept d’inconscient ?
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Freud entend par là une dimension du psychisme, hétérogène à la conscience, inconnue d’elle, mais dont il n’hésite pas à affirmer qu’ « elle est le psychique lui-même et son essentielle réalité ». Il s’ensuit que la conscience n’a aucune souveraineté. Elle n’est pas, comme l’analyse la tradition, une instance autonome c’est-à-dire une capacité de signifier, de juger, susceptible de s’exercer selon ses lois propres (la cohérence, la lucidité, l’honnêteté intellectuelle, par exemple). Avec Freud la conscience est récusée dans sa prétention à la souveraineté. Elle n’est qu’un effet de surface, un épiphénomène aux ordres de trois maîtres : le ça, le monde extérieur et le surmoi. Son hétéronomie est radicale. Dès lors si la capacité de se représenter, de signifier, d’évaluer d’un sujet renvoie en deçà de sa conscience à ce qui l’investit à son insu, y a-t-il sens et cohérence à fonder son acte dans sa conscience et à lui demander sur ce présupposé d’en répondre ? Parce qu’avec Freud, la conscience est vidée de ses prérogatives traditionnelles, parce que le sujet n’est pas, ce qu’imaginairement il croit être (Cf. les formules : « ça pense » « ça agit » « ça veut »), il est problématique de lui imputer la responsabilité de son acte. En ôtant toute consistance à la conscience, Freud ôte toute légitimité à la responsabilité morale.
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Il en sape aussi le second fondement à savoir la liberté. L’homme libre est l’être qu’on peut instituer auteur de son acte car liberté signifie capacité de s’autodéterminer, d’initier un acte, de commencer avec lui une série de conséquences. Un tel présupposé n’a aucun sens dans le freudisme. Comme tout homme de science, Freud a la conviction que le déterminisme ne peut être limité au seul champ de la matière. « En brisant le déterminisme universel, même en un seul point, on bouleverse toute la conception scientifique du monde » écrit-il. Introduction à la psychanalyse. Or le déterminisme dans les rets duquel il vient inscrire notre activité psychique n’est pas anodin. C’est un déterminisme inconscient sur lequel, par définition la conscience n’a pas prise, puisqu’on ne peut se rendre maître de ce dont on n’a pas conscience. Si donc tous nos actes sont l’effet nécessaire de processus jouant en nous sans nous, il est indécent de nous juger responsables moralement. Nous ne le sommes pas davantage de nos actes admirables (expliqués par le mécanisme de la sublimation) que de nos actes abjects (expliqués comme échec du refoulement, régression du moi vers le ça etc.). Si les violeurs, les bourreaux d’enfants, les grands criminels sont déterminés par des compulsions de répétition, par des forces inconscientes plus fortes que les forces inhibantes, décrites elles aussi par Freud en terme mécanique, ne sommes-nous pas inconséquents de leur demander de reconnaître comme leurs, des actes qu’ils n’avaient pas la liberté de ne pas commettre ?
En terme freudien on peut répondre qu’admettre un inconscient ne revient pas à démettre la conscience. Hétéronome ou pas, transparente ou non à elle-même, la conscience est une dimension de l’appareil psychique et le principe de réalité est tout aussi réel que le principe du plaisir. Or le réel c’est le fait social avec la distinction du permis et de l’interdit. A moins d’être en situation de démence, tout individu sait qu’il est tenu responsable de ses actes par le droit positif, qu’il aura à répondre de la violation de la loi devant une instance compétente. Freud ne dénie en aucun cas le principe de la responsabilité sociale, au contraire, supprimer cette demande d’avoir à répondre de sa conduite est irresponsable à ses yeux. Cela revient à renoncer à socialiser et à humaniser les hommes en faisant le jeu de la souveraineté du ça. Car peu importe ce qui détermine souterrainement les individus. Ce n’est pas de cela qu’on leur demande de répondre. On leur demande de répondre de leurs conduites délictueuses et la conscience de leurs actes et de la loi suffit pour qu’ils aient à rendre des comptes s’ils la transgressent. La finalité des lois consiste à préserver les hommes de la menace qu’ils représentent les uns pour les autres. Leur fonction est pragmatique. Le législateur s’en tient là et on a souvent l’impression que Freud aussi. Comme il y a les exigences du ça, il y a les exigences de la vie sociale. Dans la mesure où il introduit un désordre dans la société, le délinquant doit savoir qu’il n’y est pas autorisé, la menace de la sanction devant être suffisamment forte pour contenir les comportements asociaux. La responsabilité est ici fondée extérieurement au sujet dans les nécessités de la vie sociale. Sa fonction est utilitaire. Elle est un instrument de socialisation et cela suffit à la légitimer.
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Pourtant il arrive souvent à Freud de rompre avec cet utilitarisme pour renouer avec les analyses des grands moralistes. Par exemple lorsqu’il écrit : « Le moi doit déloger le ça. C’est là une tâche qui incombe à la civilisation tout comme l’assèchement du Zuiderzee » il formule un impératif moral. Un impératif nous faisant obligation de nous conquérir contre tout ce qui peut entraver un rapport clair du sujet à lui-même. Pourquoi formuler un impératif moral si l’on n’envisage pas l’homme comme disposant d’une capacité morale ? Pourquoi cet appel au sujet si ce n’est pour promouvoir les conditions d’une responsabilité accrue ? Et pourquoi cette référence à la civilisation si ce n’est pour souligner que c’est par la responsabilité que l’homme accède à son humanité ? On appelle en effet civilisation l’ensemble des oeuvres par lesquelles l’homme s’éloigne de son état sauvage et développe ses ressources en humanité. On ne naît pas homme, on le devient. L’humanité en nous et hors de nous est une institution. Or l’homme est institué par l’autre, par tous ceux (parents, maîtres, autorités) qui lui demandent d’advenir dans la prérogative lui conférant sa dignité. Cette prérogative est la responsabilité. Comment peut-on donc maintenir cette demande alors même que personne ne nie la non transparence du sujet à lui-même et l’existence de déterminismes ?
Il faut pour cela marquer l’écart entre une perspective scientifique et une perspective juridique et morale. Le savant étudie ce qui est, le législateur et le moraliste définissent ce qui doit être. Le savant ne trouvera jamais dans le réel la responsabilité car celle-ci n’est pas une donnée empirique, elle est ce que l’on postule pour qu’un ordre juridique et moral soit possible. Et ce qu’il y a d’étonnant dans cette postulation, c’est qu’elle produit les effets escomptés, elle rend effectivement responsable celui qui, à chaque instant se sent mis en demeure d’avoir à répondre de ses actes. Notre humanité se recueille dans cette étrangeté.
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Il faut donc comprendre avec Kant que l’imputabilité repose sur un postulat de la raison qui donne ses règles à l’action. « On suppose », « on fait comme si », l’homme pouvait s’instituer cause première de son acte parce qu’il le doit. On ne méconnaît pas qu’en tant qu’être sensible il est régi par les lois naturelles, mais il n’est pas qu’un être sensible. Il est aussi un être de raison, capable de se représenter la loi morale et parce que celle-ci lui fait obligation de soumettre sa conduite à ses exigences, on postule qu’il le peut. On n’ignore pas que phénoménalement son acte peut être expliqué comme l’effet nécessaire de causes antécédentes mais on suspend cette logique déterministe parce que l’ordre juridique et éthique dans lequel se déploie l’existence humaine l’exige. Le principe de la responsabilité fondé sur le présupposé de liberté et de conscience met donc en jeu un parti pris métaphysique et moral. L’homme n’est pas une simple chose ou un animal. Il a une dimension métaphysique. Il doit se rendre indépendant de ce qui le détermine pour s’autodéterminer rationnellement. De cela il est entièrement responsable car puisqu’il le doit, on suppose qu’il le peut. C’est par là qu’il est une personne c’est-à-dire un être ayant une dignité appelant le respect.
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Dénégation par la conscience généreuse (au sens cartésien) de ce qui peut investir la conscience et la récuser dans sa prétention à la souveraineté et à la responsabilité. Comment ne pas voir qu’une conscience peut être si profondément aliénée qu’il est monstrueux de lui supposer une capacité qu’elle n’a manifestement pas ? A moins que, comme le soupçonnait Nietzsche, et il n’est plus du tout question de générosité, on ait inventé la liberté et la responsabilité pour avoir le plaisir cruel de punir.
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Dénégation par la conscience indigne, du pouvoir qui lui appartient, d’assumer sa conduite et d’en répondre. Il est tellement tentant de se défausser de sa responsabilité et de faire fonctionner l’hypothèse freudienne comme l’alibi idéal. C’est pourquoi Alain et Sartre refusent le freudisme.