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Admettre l'hypothèse de l'inconscient psychique est-ce rendre vain tout effort de lucidité à l'égard de soi-même?

Freud Sofa. Freud-museumlondon

 

 

Introduction détaillée.

 

    Etre lucide consiste à voir clair, à nouer un rapport de transparence avec un objet de pensée. Et cela ne va pas sans difficulté surtout lorsque cet objet, c’est soi-même. Il y a tant de raisons de construire des représentations illusoires et de s’abuser sur son propre être ! « Notre propre intérêt est […] un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement » notait judicieusement Pascal, soulignant par là que la clairvoyance n’est pas donnée. Elle doit être conquise ainsi que le présuppose l’énoncé en parlant d’un « effort de lucidité ». L’expression connote l’idée d’un travail, d’un processus nécessaire pour déjouer tout ce qui lui fait obstacle.

 
     Or avec l’idée d’inconscient, Freud pointe un obstacle de taille car admettre qu’il y a de l’inconscient revient à remettre en cause le principe de la transparence de la conscience à elle-même. Contre Descartes prétendant que le sujet a la connaissance de tout ce qui se passe en lui, Freud affirme qu’une partie du psychisme demeure étrangère à la conscience parce qu’une force de refoulement l’empêche de devenir consciente. Il s’ensuit que : « le moi en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de sa conscience dans sa vie psychique ». Pour Freud la méconnaissance du psychisme inconscient n’est pas circonstancielle, elle est structurelle. En ce sens, le propre du freudisme est de pointer la vanité de tout effort de lucidité. Celle-ci est barrée par principe, non seulement parce que l’inconscient incarne un système psychique autre, une dimension d’altérité par rapport à la conscience mais aussi parce que cette dernière étant investie par des productions inconscientes, ses représentations sont dans un rapport illusoire à la réalité sur laquelle elles portent. La conscience est le jouet de ce qui la détermine, à son insu, ses rationalisations ne sont jamais que des rationalisations secondaires que l’interprétation analytique a tôt fait de démystifier. Quels que soient ses efforts, ils sont voués à l’échec. La conscience doit être désavouée dans les prétentions qu’elle a traditionnellement revendiquées. Elle n’a pas les moyens de voir clair.
 
     Pourtant en faisant prendre conscience des limites de la conscience, Freud ne donne-t-il pas les moyens d’être plus lucide ? Une conscience consciente de  son impuissance à voir clair voit plus clair qu’une conscience ignorante de ses points aveugles. Par là, le freudisme, comme toute science  se traduit par un gain de lucidité. En élaborant la science du psychisme, en mettant à jour les mécanismes qui le régissent, il accroît notre savoir. Il fait reculer l’ignorance et participe ainsi à l’œuvre des Lumières. On ne pense plus tout à fait après Freud comme on pensait avant et il est permis de croire que la conscience est devenue plus circonspecte dans son rapport à elle-même. Le freudisme procède en ce sens d’un effort de lucidité et contribue par ses élucidations à le rendre plus effectif. Par son travail théorique, le médecin viennois avait d’ailleurs  la conviction de faire œuvre de civilisation. « Le moi doit déloger le ça, c’est travail de civilisation comme l’assèchement du Zuiderzee » disait-il.
 
     Néanmoins il ne faut pas se leurrer sur la nature de la leçon de Freud. S’il est vrai qu’il fait grandir la science, il ne prétend pas qu’il suffise d’avoir cette connaissance théorique pour se mettre au clair avec soi-même. Le dévoilement de l’inconscient n’est pas le résultat d’une opération intellectuelle, sauf chez l’inventeur de la psychanalyse, c’est l’enjeu d’un travail analytique impliquant entre le sujet et lui-même la médiation d’un analyste. Les affects pathogènes, les traces mnésiques, le refoulé que Freud théorise sous le nom d’inconscient ne sont pas accessibles à l’introspection de la conscience, fût-elle éclairée par les apports psychanalytiques. Seul un mode opératoire mettant hors jeu la vigilance de la conscience rend possible le retour à la mémoire de ce qui était oublié. C’est là toute l’originalité de la psychanalyse et aussi son caractère problématique. Car si d’aventure, la stratégie et l’interprétation analytiques devaient être soupçonnées dans leur validité théorique et pratique, il faudrait admettre que l’hypothèse freudienne est moins source de lucidité que principe de nouveaux aveuglements.
 
     Tel est le renversement auquel nous convoquent Sartre et Alain. Loin d’être un vecteur de clairvoyance, la psychanalyse serait pour l’un et pour l’autre une manière d’hypothéquer un authentique effort de lucidité à l’égard de soi-même. Pour Sartre, c’est une invitation à entretenir la mauvaise foi ; pour Alain, une redoutable méprise sur le moi.
 
  Par où il faudra conclure que rien n’est plus difficile que la lucidité. L’effort de voir clair n’est jamais vain tant que l’esprit garde une distance avec ses hypothèses les plus fécondes mais dès qu’il y consent massivement, il s’expose à de nouveaux aveuglements.